mardi 19 décembre 2017

Pionniers - Tentative d'une âme (extrait : les passages sur Y. : Suite)


Y., j’aimais ton visage lisse. Ton inexpérience des sentiments humains, en toi tout ce qui bousculait les choses du A qui donne B, rendait le monde un peu moins convenu. Les accidents de diplomatie que devenaient le moindre contact avec toi, ton statut d’isolat où ployaient les conventions humaines.
Le souffle qui t’animait n’utilisait pas nos règles, et bientôt, tu auras commencé le chantier de ta vie, un travail de traduction, celui de toi, de l’individu-toi dans la langue de l’espèce, un code hégémonique aux balises strictes et aux bugs courants, lisible par tous.
Le super pouvoir de l'obsession. Tu verras nos limites et nos contresens. Tu combleras nos lacunes de tes néologismes, du cri primitif tu feras les mots qui manquent.
Dans notre langue, tu nous battras tous. Nous, nous lirons des sous-titres sans jamais vraiment comprendre pourquoi ta mélodie, pourquoi ces bruits de gorge, où sont les doubles-sens et pourquoi, de temps en temps, ton rire vient naître de père inconnu.
Alors laisse encore ma mémoire te caresser, caresser l'indigène, projeter parfois tes cuisses sur l'entrée du sommeil, ressentir ta poitrine, la plus jeune que toute une vie m'aura fait toucher. J'ai pris quinze années depuis tes quatorze ans, quinze ans que même dans mes fantasmes, je ne peux plus ignorer. Mes doigts sont devenus rêches, presqu'insensible, je sais que je t'abîme, et c'est mon innocence que je griffe.
Mes souvenirs se couvrent de crasse, c'est encore moi qui commets l'outrage, je ne sais pas laisser les vestiges sous terre. Avant celle de Premier, je profanais déjà les tombes, je ré-articulais déjà des âmes, ce type sale, je l'étais déjà, couvert de la boue de tant d'étages sédimentaires.


Deuxième est resté passif quand j'ai frappé ce jour-là. Il me fixait, mais surpris, sans animosité. Je ne savais pas trop me battre, mais j'étais robuste, incapable de doser mes coups. Celui-là couvait, oh, depuis trop d'années. J'y suis allé fort, et j'ai interrompu sa scène. J'ai interrompu sa scène, et j'ai coupé net son rire. Ensuite j'ai regretté, j'ai eu peur de lui, de sa réaction, je ne l'avais plus touché depuis les cabanes, mais lui : rien, rien sur le coup.
Y. venait de dévaler une petite pente dans un bosquet, une gamelle minime mais, c'est vrai, un peu ridicule : sa robe s'était retroussée dans la glissade, et sa jambe droite, son bassin avaient sévèrement mangé. Elle en grimaçait.
Après mon coup, la mâchoire de Deuxième devenait bleue. Il la tâta encore quelques secondes puis, sortant de sa torpeur avec un mouvement d'épaule, il se dirigea vers elle pour l'aider à se relever. D'abord, gamine vexée, elle eut un geste de recul, un râle d'indignation. Il insista, les traits exaspérés par la résistance qu'il ne rencontrait jamais, il se courba un peu plus, la main tendue. Assez vite, elle se rendit, tendit la sienne. Il la remit debout d'un geste. Et puis, pour bien montrer son ascendant sur elle, pour me narguer surtout, il s’accroupit, releva le pan de sa jupe et commença très doucement à balayer la plaie de la paume de sa main, faisant tomber les cailloux fichés dans la cuisse, les aiguilles de pins collées à l'angle du bassin. En retour, elle se pencha sur lui et examina sa joue. La scène était ridicule, mais je m'en étais exclu, seul con à ne pas être blessé.
Deux bonnes raisons de me mettre des claques.

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